Je ne sais pas vous mais moi quand j’essaie d’imaginer les manifestations féministes du début du XXe siècle en France, j’imagine toujours quelque chose qui ressemblerait à un thé mondain : des femmes aux allures chics qui marchent paisiblement en discutant. Sûrement est-ce lié au fait qu’on n’ait pas de vidéo mais seulement des photos figées de ces protestations. Sûrement est-ce lié au fait qu’on ait peu accès à cette histoire des manières dont les revendications féministes ont été portées dans l’espace public par nos aînées. Sûrement est-ce lié au fait que l’Histoire ait gardé les seules anglaises usant de méthodes violentes. Sûrement est-ce lié au mythe du pacifisme universel des féministes, “le féminisme n’a jamais tué personne”, scande-t-on bien souvent1.
Dans le cadre de mes recherches toujours foisonnantes pour le projet “Tigre2”, je lis beaucoup la presse du début du XXe siècle et je fouille les archives conservées à la Bibliothèque Marguerite Durand. Et c’est comme ça que je suis tombée sur les compte-rendus d’une manif féministe incroyable, advenue fin octobre 1904, je vous raconte.
En 1904, tout ce qu’il y a de politiques institutionnels s’enorgueillit du centenaire du Code civil. Le Code civil, pour rappel, c’est ce torchon commandé par le premier Napoléon, édicté en 1804, établissant la minorité perpétuelle des femmes, autorisant le viol conjugal, les violences psychologiques et physiques, excusant l’uxoricide, parce que, pour les rédacteurs, les femmes appartiennent à leurs maris3. La phrase la plus fréquemment citée du célèbre hérooooos de la nation françaiiiiiise sur les relations femmes/hommes en dit long : “La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants. La femme est la propriété de l’homme, comme l’arbre à fruits est celle du jardinier”4.
Cent ans plus tard, malgré les demandes incessantes de collectifs féministes, les mères, les fameuses “reines du foyer” n’ont toujours aucune autorité légale sur leurs enfants, n’arrivent pas à faire passer au Sénat la loi pourtant votée par la Chambre des députés permettant aux femmes de disposer de leur salaire… Quant au droit de vote, c’est une vaste blague pas drôle qui se répète.
Alors, quand une grande célébration du Code est prévue le 29 octobre 1904, qu’un budget important est voté pour cette sauterie, vous vous doutez que ça n’est pas du goût des féministes.
Une protestation est publiée par une inter-orga : Hubertine Auclert pour le Suffrage des Femmes, Eliska Vincent pour l’Égalité, Jeanne Oddo-Deflou pour le Groupe français d’études féministes, Caroline Kaufmann pour la Solidarité des Femmes. Elles rappellent la cruauté des articles concernant les femmes dans le Code et appellent les sénateurs et députés à recevoir des délégations qui leur conseilleraient des modifications.
Alors que les officiels se réunissent à la Sorbonne pour glousser de mâle égo sur le succès du Code devant Président, ministres et juges, deux actions féministes, coordonnées peut-être, profitant en tout cas d’un alignement des planètes, sûrement, se mettent en place.
Hubertine Auclert et des membres des différentes associations féministes tentent en début d’après-midi de brûler des exemplaires du Code Civil place Vendôme. Dispersées par la police, elles prennent des fiacres, des taxis à chevaux, pour se rendre à la Chambre. De nouveau, elles sont renvoyées dans leurs hippomobiles. Pendant ce temps, Caroline Kauffman écoute rageusement les discours de la Sorbonne. Discrètement, elle fait gonfler des ballons sur lesquels est écrit : “Le code écrase les femmes, il déshonore la République”. À la fin d’un discours, un ballon, pas encore lâché, éclate. La détonation affole la salle, les officiels ont encore peur des attentats anarchistes des années 1890. Lâcher de ballons. Caroline Kaufmann lance son slogan. Elle est sortie manu militari et interpellée, et hop en garde à vue. Les féministes en taxi se retrouvent devant la Sorbonne pour accueillir ces messieurs. Lorsque ces derniers sortent, des groupes réussissent à brûler des exemplaires du code en bas des escaliers et à reprendre le slogan de Caroline Kaufmann. Vous imaginez la scène, des messieurs engoncés devant des femmes qui leur crient dessus en brûlant un texte de loi, moi, ça me fait rêver.
Le soir, une grande soirée de protestation est organisée par Marguerite Durand, jamais loin des bonnes idées. Huit cent personnes, peut-on lire dans La Fronde, sont venues écouter des conférences de Nelly Roussel, Odette Laguerre et Gabrielle Petit5, c’est le double de la conférence officielle, et à mon avis, ce n’est pas pour rien que c’est annoncé comme ça, c’est marrant comme ça ressemble à notre “selon la police/selon la cgt”.
Alors que les journaux opposent les deux méthodes, les bonnes féministes sérieuses qui font des conférences aux mauvaises féministes qui brûlent des codes devant les hommes politiques ; elles, les féministes, se serrent les coudes. Marguerite Durand demande une ovation pour Caroline Kaufmann6 en louant son courage et sa détermination, la salle applaudit plusieurs minutes.
Brûlons le code, soyons solidaires.
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Prochains évènements de votre serviteuse :
vendredi 27 septembre, Bernières sur mer (14), à 19h, salle de mer : rencontre autour du Corset de papier et de l’histoire de la presse féminine dans le cadre des Biblis en folie
samedi 12 octobre, Paris, 15h : table ronde sur la presse féminine dans le cadre des Universités d’été de Prenons la Une
Je vous suggère la lecture du court essai d’Irene, La Terreur féministe, Petit éloge du féminisme extrêmiste pour quelques récits d’usage de la violence féministe.
Pour celleux qui sont là depuis peu, je travaille depuis plusieurs mois à la rédaction d’une biographie d’une féministe absolument incroyable de la fin du XIXe/début XXe. Ça sortira en mars prochain aux éditions Pérégrines, j’ai tellement hâte de discuter d’elle avec vous.
J’ai bien conscience que cela peut faire douloureusement écho à la manière dont les violeurs de Gisèle Pelicot se défendent, ça n’est plus dans la loi mais c’est encore dans les esprits. Aparté ici pour vous envoyer de la force et du doux, ça fait mal cette affaire, hyper. Je suis allée regarder les vagues et les gravelots ce matin, parce que l’omniprésence du sujet et/ou mon obsession pour les articles en parlant m’épuisent.
C’est extrait du Mémorial et très largement repris ensuite.
Je fais du name dropping matrimonial, je me dis qu’à force de dire leur nom, on les retiendra, on les connaîtra, on les lira.
Accusée de “tapage injurieux”, elle sera finalement innocentée.
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