Eugénie Niboyet, une autre ingouvernable
Elle lutte par la presse à Lyon entre 1830 et 1860
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(Ce titre fait tout à fait référence au texte de Léane Alestra ici : On sera ingouvernables)
Avant de travailler sur Marguerite Durand, j’ai étudié les écrivaines-journalistes du milieu du XIXe siècle. Parmi celles-ci, il y en a une qui avait, elle aussi, conçu le journal comme un moyen de lutte féministe et c’est elle que je voudrais vous présenter aujourd’hui : Eugénie Niboyet aka un peu ma chouchoute de la monarchie de Juillet.
En 1863, elle publie Le Vrai livre des femmes (rien de moins) en réponse au Livre des Femmes de la comtesse Dash dont elle pense qu’elle fait fausse route en écrivant uniquement pour les femmes des classes supérieures et en rejetant le progressisme et l’émancipation de toutes les femmes (toute ressemblance avec des positionnements actuels de penseuses féministes autoproclamées qui trouvent que les mauvaises féministes en font trop est fortuite, smiley hiiiiii). Eugénie Niboyet y dresse des types, une taxinomie des femmes, comme c’est la tendance littéraire du XIXe siècle, et elle s’y présente dans une forme d’autoportrait adressé à ses lecteurs et lectrices (tiens une double flexion en 1863, bah, l’écriture inclusive, c’est pas censé être le “péril mortel” de la langue française, bizarre que depuis 150 ans, on n’ait toujours pas entendu les trompettes de l’Apocalypse…)
Née à Montpellier dans une famille bonapartiste et bourgeoise en 1796, elle se dit carrément “enfant de l’Empire”, Eugénie Niboyet épouse à 26 ans un jeune avocat lyonnais complètement fan de Napoléon lui aussi (allez savoir comment iels étaient toustes à fond à ce moment-là, c’est pas comme si le gars n’avait pas pondu un code civil abject à l’égard des femmes…) Elle commence à écrire en 1830 et se présente à des concours. À l’époque, des institutions ou associations proposent des concours à thèmes, les lauréats gagnent de l’argent et la visibilité : l’éducation des aveugles, l’abolition de la peine de mort et la réforme du système pénitentiaire sont les sujets de ses premiers écrits publics. Les questions liées à la vie carcérale des femmes l’ont longtemps traversées, elle a écrit plusieurs ouvrages dessus mais admet qu’elle ne peut pas les publier : “il faudrait le publier à mes frais, luxe que mes ressources ne me permettent pas”.
Déçue de la manière dont les Saint-Simoniens excluent les femmes des instances décisionnaires, malgré un progressisme et une égalité revendiquée (toute similitude avec des mouvements politiques qui se prétendent féministes mais rejettent les femmes qui remettent en question leurs privilèges est fortuite, smiley hiiiiii again), elle adhère aux thèses fouriéristes. En gros, elle est socialiste tendance utopiste. Elle ne se déclare pas féministe parce que le mot n’existe pas mais elle revendique l’émancipation de toutes les femmes par l’instruction, le tout teinté de valeurs issues de la morale religieuse chrétienne.
Elle se réinstalle rapidement à Lyon et y fonde un premier journal, Le Conseiller des Femmes, elle écrit :
“Nous avons conçu le projet de fonder à Lyon, ville populeuse où les femmes sont en majorité dans les ateliers, dans les fabriques, un journal-pratique ayant pour but d’améliorer leur condition dans toutes les positions sociales”
Dès le premier numéro, il est question de comment les femmes issues des classes populaires sont maltraitées par les institutions et qu’il faut que les femmes des classes privilégiées luttent à leur côté. Mais est-ce qu’on aurait pas là une petite tendance à l’intersectionnalité madame Niboyet ? Ne seriez-vous pas un peu woke à vouloir que les ouvrières soient soutenues par les épouses bourgeoises ?! À faire des liens entre les différentes oppressions ??!! À considérer le sexisme comme structurel ???!!!
Elle créé une forme d’université populaire gratuite dès 1834, qui fait suite aux écrits instructifs du Conseiller des Femmes, L’Athénée des femmes, à Lyon. Elle projette que les femmes puissent y recevoir des cours de grammaire, de lecture à voix haute, mais encore de sciences sociales, d’économie politique, d’histoire, de littérature… et de morale (faut pas pousser, on est au milieu du XIXe siècle, déjà, revendiquer l’instruction des femmes c’est costaud, si en plus elle le faisait en rejetant la religion, alors là, ce serait le pompom !)
Seulement un mois après l’ouverture de cette Athénée, la ville est traversée par la seconde révolte des Canuts, Eugénie Niboyet assiste aux évènements, en rendra compte dans le Conseiller des femmes et dans un Précis Historique sur les évènements de Lyon. Elle se place évidemment du côté des ouvrières. Est-ce pour cela que le Conseiller et l’Athénée s’arrêtent ? Sûrement. Pour rappel, la loi interdisait le traitement de l’actualité politique dans la presse féminine.
C’est tellement interdit qu’elle sera condamnée à un an de prison (puis graciée) pour avoir écrit des articles politiques dans un journal déclaré comme “étranger aux matières politiques”, La paix des deux Mondes en 1845 (bah voilà, on vous l’avait bien dit que réclamer la paix, le respect du droit international, c’était illégal !)
Elle retente en 1848, après la révolution socialiste. Elle fonde un journal un peu plus resté dans la mémoire collective féministe : La Voix des Femmes, qu’elle associe là encore à une université populaire, le “Club des femmes”. Elle revendique l’égalité et le vote des femmes. Elle veut faire de ce club un espace de parole, un centre d’organisation et de fédération des femmes. Elle écrit que c’est la période la plus douloureuse de sa vie. Et pour cause. Les premières séances sont vite chahutées par des hommes venus en découdre, des caricatures circulent sur Eugénie Niboyet et sur les revendications du droit au divorce. Le 6 juin 1848, c’est la neuvième et dernière séance, l’ambiance est intenable, Eugénie Niboyet quitte la salle avant la fin de son discours sous les sifflets et les chaises (oui, ils lui lancent les chaises dessus). Elle perd sa pension littéraire.
Tenace et considérant la presse comme une “véritable science du bien et du mal, [et] le plus sûr moyen d’action qu’on puisse employer”, (Conseiller des femmes, 1er octobre 1833), elle réussit à monter un dernier journal, le Journal pour toutes entre 1864 et 1867.
Ce qui me fascine chez Eugénie Niboyet, c’est sa persévérance et sa perspicacité à considérer le journal comme un outil de lutte féministe. Rien ne l’y prédispose, tout joue contre elle mais elle pense la presse comme un média vers un projet politique de communauté d’expériences, de transmission ; et elle agit. Il y a des tas de choses qui sont critiquables bien sûr : l’angle mort sur la blanchité et la colonisation, la tendance de classe à penser pour les pauvres et non pas leur fournir le cadre de leur propre émancipation, la morale chrétienne qui essentialise les femmes dans leur rôle de mère… et un style parfois pompeux très 19e.
En cette semaine de 8 mars à base de manif radicale interdite et d’extrême-droite anti-avortement autorisée à défiler, je nous souhaite le même ancrage, la même solidité qu’Eugénie Niboyet. On ne lâche rien, on souffle bien, on pense à la vitamine B12 et D, et on file rejoindre les cortèges de nos adelphes.
Bibliographie :
Eugénie Niboyet, la voix des femmes, Femme de lettres, journaliste et féministe, 1796-1883 par Jacqueline Guinot, Marie-Eve Le Forestier (ce sont des descendantes d’Eugénie Niboyet), éditions Hémisphères, préface de Mathilde Larrère (un gage de qualité !)
Le Vrai Livre des Femmes a été reproduit en fac-similé dans le collection “Frondeuses” de la BNF (édité par Hachette, dommage), il est également consultable en ligne grâce au travail fait, entre autres, par le Deuxième Texte et les ateliers Wikisource Autrices là : Le Vrai Livre des Femmes
Je parlerai d’Eugénie Niboyet le 20 mars à Amiens, lors du colloque “Études littéraires de la presse régionale”. Lieu et heure sont dans l’agenda de mon site : ici
Passionnant ! Merci !
Je suis faaaaaan!