Internet, c'est de gauche ?!
Les chemins sinueux et autres voies impénétrables du salariat m’ont amenée vers une école d’ingénieur·es. J’y enseigne, entre autres, à construire une pensée humaine, et j’y apprends des milliers de choses sur les technologies numériques que la carrière littéraire avaient laissé insoupçonnées, par exemple, qu’Internet, à la base, c’est de gauche.
Oui, je sais, si vous avez, comme moi, arrêté votre jugement et votre analyse à la main mise sans nom des GAMAM1 et des trolls mascu complotistes d’extrême-droite sur nos écrans et autres technologies du quotidien, c’est un choc.
Pour mieux comprendre les enjeux culturels de mes étudiant·es (et pour mes propres petites recherches méthodologiques du livre à venir *-*), j’ai récemment lu la biographie d’Aaron Swartz par Flora Vasseur, Ce qu’il nous reste de nos rêves. Et j’ai réalisé être complètement passée à côté de la bataille politique intense autour du genre d’outil qu’on voulait faire d’internet dans les années 2000-2010.
L’enfant d’internet
Aaron Swartz était un génie du code. Mis très jeune devant un ordinateur, avec une capacité d’entendement hors du commun et une volonté de transmission tout aussi bluffante, il fait partie de la génération qui a littéralement construit nos usages du web. Fasciné par l’accès libre aux savoirs par toustes, il a oeuvré (en codant, mais pas que) pour que les connaissances circulent sans entrave, sans être payantes : les licences Creative Commons, une proto-wikipédia, l’Open-Library - qui constitue un recensement colossal de fiches d’ouvrages qu’il justifie par sa passion pour les bibliothèques et les livres. Il a co-écrit un “Manifeste pour la guerilla pour le libre-accès2” dans lequel il revendique la nécessité de se battre pour conserver un accès libre pour toustes à l’universalité des connaissances produites.
Vous tous, qui pouvez accéder aux ressources – étudiants, bibliothécaires, scientifiques -, dites-vous que l’on vous a accordé une forme suprême de privilège. Vous pouvez vous alimenter de ce savoir dans ce prodigieux banquet, alors que le reste du monde en est privé. Mais vous ne devez pas – et moralement, vous ne pouvez pas – garder ce privilège pour vous seul. Votre devoir est de le partager avec le reste du monde.
Il s’est rapproché des sphères législatives, notamment via Lawrence Lessig, éminent juriste en faveur du libre accès, afin de réguler les intérêts privés et financiers qui ont voulu s’emparer de la timbale que représentait l’essor des internautes. Il a fait partie des civic-techs et des hacktivists, mouvements dont je n’avais aperçu que les célèbres Anonymous.
Plus de TSK, moins de DSK
J’ai découvert des personnalités comme Taren Stinebricker-Kauffman, surnommée TSK qui, par sa rigueur de codeuse et son énergie sans faille a initié des mouvements sociaux via les plateformes qu’elle a créées comme Sum Of US, précurseur des pétitions en ligne et qui donnaient alors lieu à des manifestations en physique, dans la rue, devant la Chambre : écologie, droit à l’accès à la connaissance, réforme des législations en vigueur relativement aux intérêts privés, aux lois concernant les secrets d’Etat…
Je n’avais pas idée de ce qui se jouait aux Etats-Unis dans les années 2010 concernant la répression institutionnelle et législative de ces personnes, défendant nos intérêts collectifs d’usager·es. Aaron Swartz a été interpellé et victime de harcèlement judiciaire pour une histoire qui paraît somme toute si peu grave de téléchargement d’articles scientifiques sur un site universitaire (JSTOR - qui a retiré sa plainte) : il s’agissait de rendre accessible des travaux scientifiques. Sous le couvert d’une législation obsolète issue de la guerre froide et d’un film de science-fiction (true story), il risquait plus de 30 ans de prison. La pression mise sur lui et sur ses proches par la multiplication des chefs d’accusation et des peines encourues l’ont poussé à se suicider à 26 ans. Il était évidemment un symbole, celui d’une direction sociale, progressiste qu’internet contenait dans son essence même. Tim Berners-Lee, inventeur du Web, a non seulement diffusé son innovation sans la vendre mais a aussi créé la structure même du réseau de manière à ce que l’information transmise ne puisse pas être monopolisée par une forme d’oligarchie. Vous l’avez, Internet, à la base, c’est de gauche.
Et féministe !
Les trolls de Redpill en PLS.
A la suite de Donna Haraway qui théorise le cyborg comme un être que le numérique va débarrasser des codes patriarcaux3, des mouvements s’organisent sur les premiers web pour lutter contre les inégalités de genre et surtout, le réinventer. C’est le cas du groupe VNS Matrix qui écrit un “Manifeste pour le cyber féminisme du XXIe siècle” et qui code un jeu vidéo dégommant les codes machistes du jeu, All New Gen dans lequel “Les DNS Sluts combattent un environnement militaro-industriel impérialiste construit sur la date (Big Daddy Mainframe) et Circuit Boy, le dangereux techno bimbo dont il s’agit de saboter les base de données4”
A cyberfeminist Manifesto for the 21th century
Je ne peux évidemment pas dire un mot, en évoquant les luttes féministes dans le numérique, des réseaux sociaux, les # et créateurices de contenus empouvoirant, de transmission de savoirs et d’alertes : énormes espaces de discussion, il nous permettent de nous retrouver, de nous lire, de nous voir.
So what ?
J’ai bien conscience et de ma méconnaissance technique, culturelle et des limites imposées par les dominants de la tech. N’empêche, ça m’a donné espoir, je veux dire, c’est possible de continuer à lutter là-aussi, et ça m’a fait revoir ma copie aussi.
Si je me considère comme attentive à ma consommation en général et à mes usages des réseaux, mon angle mort, c’est la pratique du numérique. J’utilise, sans même me questionner, Microsoft pour écrire et faire des visuels de cours, quand des solutions libres de droits sont aussi adéquates à ma pratique, comme Libre Office ; j’ai l’impression que Google, c’est mieux comme moteur de recherche quand Ecosia ou Qwant protègent mes données et tentent de moins polluer ; je m’acharne parfois à tenter de faire de la pédagogie féministe en commentaires sous les publis mascu/réactionnaires/dégueu quand en fait, il est plus efficace de les signaler et de ne pas les nourrir d’audience.
Alors j’essaie de me former, de faire mieux, de moins nourrir les grosses industries numériques qui profitent du système cis-hétéro-patriarcal. Et je me dis qu’on est sûrement plein à vouloir mieux faire et à savoir le faire, à avoir des pistes.
Go les cyber féministes, à vos remarques, ressources, trucs et astuces en commentaires !
Quelques ressources glanées :
Sur Aaron Swartz :
Le Manifeste pour la guérilla pour le libre accès
Le documentaire L’enfant du net, sur les traces d’Aaron Swartz en VOSTFR
Article sur Celui qui pourrait changer le monde, d’Aaron Swartz, un recueil de ses textes.
Sur le féminisme / web :
Newsletter de Lucie Ronfaut sur Numerama, #Règle30 - Il n’y a pas de femme sur Internet
Émission interrogeant les liens entre Féminisme et réseaux sociaux
Sur les luttes numériques :
Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, les barons des internet quoi.
https://framablog.org/2013/01/14/manifeste-guerilla-libre-acces-aaron-swartz/
Cycle d’émissions LSD sur France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/je-prefere-etre-cyborg-que-deesse-7664818
Sabrina Ben Salem Courtin “Du cyber au social féminisme : stratégies féministes sur internet”, https://mbamci.com/2021/03/du-cyber-au-social-feminisme-strategies-feministes-sur-internet/