Les agendas de Tigre

Ou comment plonger dans la vie d'une femme du début du XXe siècle

J’aime beaucoup de choses dans la vie mais si je devais faire un top disons 10, sans nul doute, il y aurait les boîtes et les carnets dedans.

Je navigue depuis longtemps dans d’intenses réflexions sur mes carnets : j’ai lu Carnet d’or de Doris Lessing, je me demande “quel carnet pour en faire quoi ?”, j’en ai eu des tas, pour les lectures, pour les notes intimes, pour les différents codes “secrets”, pour des périodes ou des évènements (des voyages, des disputes…), j’ai eu des agendas de différentes tailles ; bien sûr, je suis allée du côté du bullet journal avec pleins de déliés et autres masking tape. J’ai même essayé les propositions numériques type Notion.

Extrait de mes carnets 2018-2019

Depuis quelques années se posent désormais les questions liées à la consommation et à la qualité sociale et écologique de ce que j’achète. Je suis arrivée à un système pérenne à partir de ma période de thèse, affiné avec les ateliers Carnet d’idées et Tracker et Index¹ de

Nathalie Sejean

qui en offre une vision moins instagrammable qu’adaptée à mes usages et besoins. De temps en temps, je change de marque de carnet mais je reviens toujours au même trio de petit agenda daté/ cahier d’écolière pour râler / carnet à pointillé à papier assez épais pour à peu près tout. J’archive ces cahiers dans des boîtes en plastique, j’y replonge avec plaisir et un peu de nostalgie, c’est comme retrouver celle que j’étais il y un an, 5 ans, 10 ans…

Quand j’ai commencé à travailler sur la vie de Marguerite Durand et sur ses archives, imaginez un peu ma fascination/joie enfantine en découvrant qu’elle avait laissé 18 agendas consultables. Dix-huit années de rendez-vous, notes, commentaires de toutes sortes. Non seulement c’est une source d’une richesse jusqu’ici inédite pour moi qui analyse plutôt les oeuvres littéraires et les articles à l’aune des contextes sociaux et inversement ; mais ça a créé aussi une intimité touchante avec cette flamboyante personnalité.

Exemple de ce qu’il ne faut pas faire aux archives : le risque du liquide est immense !

Elle aussi a un peu cherché sa méthodologie mais arrive rapidement à un système facilement repérable. Elle utilise toujours les mêmes sortes d’agenda, des agendas de bureau, ce qui correspond à la catégorie des agendas de banque aujourd’hui. Elle y note en effet ce qui relève de la finance : la pension du père de son fils, Jacques, l’argent qu’elle récupère de ses placements établis dans la banque Rothschild, les revenus du cimetière pour animaux d’Asnières // les pourboires qu’elle verse, les salaires des personnes à son service, l’argent qu’elle donne à son frère Georges, à sa mère Anna-Caroline, à différentes associations et causes soutenues (Gabrielle Petit, féministe libertaire arrêtée pour antimilitarisme en 1907 par exemple).

Elle y commente également les pièces de théâtre ou conférences qu’elle va voir, parfois avec beaucoup de véhémence : “en-dessous de tout”, “nulle”… Elle est parfois une fenêtre sur des évènements aujourd’hui considérés comme historiques : les manifestations et congrès féministes du début du XXe siècle, l’entrée dans la première guerre mondiale - elle note aussi bien les réserves d’épicerie qu’elle fait que la convocation à l’Élysée de son syndicat de directeurices de presse que l’ambiance désespérée dans les rues.

Extrait de l’agenda 1906 - conservé à la Bibliothèque Marguerite Durand

Elle inscrit, dessine même une fois, la robe qu’elle porte pour tel dîner ou évènement mondain, ce qui nous rappelle nous seulement le rapport à la représentation sociale par le vêtement en même temps que la moindre quantité de parures disponibles. Elle note encore ses routines beauté, ce qu’elle appelle ses “régimes” qui ne visent pas tant à maigrir qu’à se maintenir en bonne santé et traiter certains désagréments physiologiques. J’ai trouvé à cet endroit ce qui me semblait le plus intime, j’y suis allée avec beaucoup de précaution : le rapport au corps, les douleurs, les règles, le vieillissement. Et ça m’a beaucoup questionnée. Écrire en féministe, c’est à la fois donner à lire, donner à voir nos histoires, nos quotidiens, nos sensibilités, nos usages, nos contradictions mais c’est aussi respecter nos intimités. Il s’agissait alors de trouver la bonne ligne : tout dire ? Ne garder que ce qui flatte ? Comment ne pas tomber ni dans le voyeurisme ni dans la sexualisation ni dans l’angélisme. J’ai fait des choix à partir des valeurs que j’ai comprises de Tigre. Marguerite Durand a exprimé de son vivant le souhait que sa biographie existe, elle en a même donné le plan ; elle ne faisait pas mystère de sa liberté affective ; elle luttait pour les archives et l’histoire féministes.

Ce type de source offre également des mystères croustillants. Il y a des zones d’ombre concernant la paternité de Marguerite Durand, elle n’a pas de père déclaré. Deux noms sont aussi probables l’un que l’autre, Marguerite Durand considérant la soeur de l’un comme sa tante, le frère de l’autre comme son oncle… Et puis un jour de février 1907, elle écrit sa joie de savoir enfin de qui elle est la fille, sans noter de qui il s’agit… Pourquoi le noter dans son agenda, puisqu’elle le sait !

Même mystère pour un certain Albert, qui a été son chéri pendant plusieurs années. Elle note leur anniversaire amoureux, leurs vacances, leurs dîners… Et puis un jour, plus rien, plus d’Albert, complètement disparu des agendas, sans jamais avoir noté son nom de famille, parce que qui note le nom de famille de son crush ?!

Les archives, c'est hyper politique, je vous jure !

J’ai déjà écrit l’aspect fondamental et politique des archives ici mais j’en remets une couche au cas où : ne jetez pas vos agendas, ni ceux que vous découvrez de vos aïeu·llex, qui vous êtes, ce que vous faites, à votre échelle, ça compte, ça fait notre histoire, ça fait notre communauté d’expériences. Si ça se trouve, une Lucie dans 150 ans, se réjouira de vous lire et de retracer votre quotidien, lunettes sur le bout du nez et yeux pétillants.

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Et vous, vous gardez vos carnets/agendas ? Comment composez-vous avec le numérique ? Racontez-moi en commentaires !

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Un point sur le projet Tigre avant de vous laisser à votre entrée dans l’année (qu’elle vous trouve joyeuxe et serein·e dans vos luttes, quelles qu’elles soient) : j’ai une bonne centaine de notes/commentaires/reprises à renvoyer à mes éditrices pour la semaine prochaine ; la date de sortie est fixée ; la couverture et le titre aussi. Je me réjouis réjouis réjouis.

(Mais je file travailler sur le manuscrit, en essayant de récupérer de la grippe pos Noël !)

1. Si vous avez la possibilité d’offrir ou de vous offrir ces programmes, c’est pépite : https://www.nathaliesejean.com/fr/programmes