Les archives.
Quand j’en parle en dehors des cercles universitaires, j’ai vraiment l’impression d’être un rat de bibliothèque (ce qui est tout à fait vrai, je n’ai aucun scrupule à assumer ce statut social). Je mesure que ce n’est pas très accessible et qu’on peut avoir sacrément du mal à comprendre de quoi il s’agit et des enjeux que ça représente.
Quand je sors pour la pause déj
Alors, de quoi je parle ici ? Pour le prochain essai, j’ai besoin de beaucoup me documenter sur l’incroyable personne sur laquelle j’écris. Il s’avère que, consciente de l’importance de la transmission de l’histoire des féminismes, cette autrice a fait don de nombreux de ses documents à une bibliothèque de conservation. Les bibliothécaires ont fait un gros travail de catalogage et d’archivage, c’est-à-dire qu’elles ont classé et catégorisé ces documents pour que je puisse explorer les périodes ou thématiques que je cible.
Dans des boîtes qui peuvent aller du A3 au B5, il y a des enveloppes qui protègent des documents. Je les consulte une par une, avec parfois l’appui d’un papier neutre sur ma table de travail pour m’assurer de ne pas abîmer le papier. Il va de soi que j’ai à faire très attention à l’encre, au liquide, à la manipulation brusque.
Ces enveloppes ou boîtes me permettent d’explorer la vie et l’oeuvre de Tigre1: ses notes pour les cours ou les conférences qu’elle donne, des articles de presse qu’elle a décidé de compiler, à des documents administratifs liés à ses projets, ses agendas (et ça, j’adore, j’ai vraiment l’impression de circuler avec elle, elle y note avec qui elle dîne, ce qu’elle a porté à tel évènement, ce qu’elle dépense, si elle a mal à la tête…).
Pépite bonjour
Ça me prend beaucoup de temps parce que la plupart des archives que je consulte sont manuscrites et sur papier : si désormais, quand je sors d’un séjour de trois jours en bibliothèque, en fermant les yeux, je vois la graphie de Tigre, il m’a fallu un temps d’apprentissage, de reconnaissance du signe. Comment fait-elle ses D majuscules par exemple ? L’encre et le papier ont souvent un peu passé, le temps aussi est un peu passé, il faut redoubler de précision dans sa lecture pour saisir le contexte, les références etc.
Les documents sont parfois numérisés (royal mais rare) ou sont parfois sur micro-fiches. Là, je sais que je vais perdre 2 à chaque oeil : je place une pellicule dans une machine qui projette l’image sur une surface lumineuse blanche. C’est souvent une grosse machine assez bruyante et assez compliquée à manoeuvrer. Il n’y a pas de table sur laquelle poser mon ordinateur pour prendre des notes, je finis donc pliée et tordue avec l’ordi sur les genoux, le cou tendu vers “l’écran”, les lunettes baissées pour qu’elles soient des loupes efficaces, les yeux froncés pour essayer de deviner les mots floutés par la mauvaise qualité de l’image.
Les archives féministes ont un enjeu politique important. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les femmes n’avaient pas le statut judiciaire de témoin, ça veut dire que la parole des femmes n’avaient pas de poids. Ce qu’elles pouvaient écrire, commenter, analyser, créer, produire ne bénéficiait pas de politique de conservation puisque considéré sans valeur pour le récit national historique, pour le bien commun par les instances institutionnelles. Bien sûr que cette indifférence voire cet effacement volontaire de la participation des minorités à la vie collective a été combattu et que des initiatives ont permis que les productions et mémoires de certaines aient été gardées précieusement. Et c’est ce qui nous permet de rompre avec le déni d’antérioté, cette préjugé classique qui nous mecxplique qu’aucune femme ne l’a jamais fait avant nous ; déni d’antérioté qui nous oblige à tout réinventer à chaque fois alors que nos prédécesseuses avaient déjà bien essuyé les plâtres. Ne pas connaître nos histoires nous fait perdre sacrément du temps et de l’énergie alors que la patriarcat, lui n’attend pas pour se refiler les bons tuyaux.
Mais qui a gardé quoi ? Il faut déjà avoir une considération précise des enjeux de transmission pour se dire qu’il faut faire conserver les archives de Mémé Jeannine par la bibliothèque départementale. Qui savait écrire ? Qui pensait que ses lettres échangées, que ses carnets de recettes, que ses dessins de langes d’enfant faisaient l’histoire commune, le bien commun ? Il y a sans nul doute un biais de classe, de race et de genre dans la conservation des documents anciens.
Les archives des marges ont encore du mal à être reconnues d’utilité publique par les pouvoirs publics et doivent composer avec des difficultés très logistiques : la place, l’argent, les compétences techniques. Cela pose alors nécessairement la question de ce que l’on considère comme à garder puisqu’on ne pourra pas tout conserver, faute de place, d’argent, de compétences techniques ; et sûrement aussi désormais d’impact écologique (les serveurs coucou). Qui décide de ce qu’il est pertinent de conserver, de l’argent, du temps et de l’espace dépensés pour ce document, issu de cette personne ? Quels sont les critères ? Comment ont-ils évolué dans le temps ? Imaginez comment les enjeux techniques bougent aussi avec notre usage systématique du numérique : vous croyez vraiment qu’on va garder nos G¨¨gle Agenda, nos échanges de mails, les différentes versions de nos écrits ? Comment les rats de bibliothèques dans 150 ans vont pouvoir travailler sur les créations d’aujourd’hui2 ?
Le privé est politique, bis repetita, cela nous concerne nous aussi, à nos échelles familiales et individuelles. Que décide-t-on de garder, nous, de nos vies ? Des vies de nos ancien·nes ? Quand on vide l’appartement d’un·e défunt·e qui nous a été chèr·e ? Quand on s’est amusé à inventer des chansonnettes dans les rues d’une ville visitée pour les vacances ? Quand on offre des cadeaux pendant des décennies à ses chéri·es ? Quand on voit ses cercles d’ami·es évoluer ? Quand on change de travail ? Quand les enfants de nos familles grandissent ?
Et de soi-même à soi-même ?
Êtes-vous sûr·es d’avoir de bonnes sauvegardes pour vos photos, enregistrements sonores, boîtes fermées pour vos carnets ?
Archivons-nous, nos histoires, nos vies, nos voix comptent.
C’était un peu plus difficile de vous écrire dans les délais cette fois. J’aime cet engagement que je prends à écrire de manière rigoureuse toutes les deux semaines, j’aime la priorité qu’il m’invite à renouveler, j’aime le fait que ça me fasse écrire sur un support différent, que la publication soit directe, que l’accès à vous soit tout aussi direct. But you know, la vie, les espèces de tourbillons/machines à laver qui vous emportent parfois, malgré les ancrages solides mis en place.
Et en plus, mes paramètres de programmation d’envoi n’ont pas fonctionné : is it mercure retrograding ?
Je la dénomme comme ça dans mes fichiers. La vérité c’est que depuis que c’est sous contrat d’édition, il est préférable que je taise le nom de ladite personne sur laquelle j’écris. Si d’un point de vue intellectuel, c’est vraiment génial qu’on soit plein à s’intéresser à ce qu’on fait nos aïeules féministes, du point de vue éditorial et commercial, deux livres paraissant sur une même personnalité/thème sont difficiles à faire co-exister dans les médias et les librairies. Ainsi donc, je ne pourrai révéler de qui il s’agit seulement quand la maison d’édition lancera les opérations de communication sur le lancement.
Les carnets : la vie
Tu m'as donné envie de repasser au format papier pour tout ! Agenda et journal. Je suis de plus en plus convaincue de la nécessité de l'archivage et de la charge artistique et politique qui s'y trouve même si on ne la décèle pas au moment où on le fait. Par contre, c'est une vraie discipline que j'ai du mal à garder.
Hyper intéressant ton partage merci 🖤