Murmuration vogue sur le papier glacé
Ou comment votre serviteuse a chaussé ses lunettes d'analyste sévère
Message à caractère “carnet de gratitude” : vous êtes de plus en plus nombreuxes à me lire ici, merci mille cœurs de votre soutien, ça me donne de la joie et de la force, ça me fait me sentir me déployer dans un espace d’écriture ouvert.
Ça fait un moment que j’ai envie de vous proposer des analyses de presse féminine, alors youpla, c’est parti pour un coup d’essai, je serai preneuse de vos retours avec un petit sondage à la fin et dans les commentaires.
Je commence fort, vous allez voir, je m’attaque à un parangon de la presse féminine de mode, l’intouchable du chic en papier glacé, let’s go pour chausser ses lunettes d’analyste féministe de la presse pour Voguer ensemble (moins lourdaud que d’habitude ce jeu de mot, tellement facile et attendu qu’il en devient un peu drôle non ?)
Qui, quoi, comment, combien me direz-vous
Magazine mensuel iconique, coûtant 5,50 euros, d’environ 250 pages (le numéro de septembre, the september issue comme il se dit outre-atlantique, est habituellement le plus conséquent), il se positionne dans la deuxième partie du tableau des 26 magazines dits “féminins” classés par l’ACPM1 : en moyenne 80 000 exemplaires sont diffusés en France ; le trio de tête étant composé du Version Femina, de Madame Figaro et de Femme actuelle.
Le Vogue désormais France (et non plus Paris pour plus d’ouverture vers la province) appartient au groupe Publications Condé Nast, un très gros groupe étatsunien d’édition de magazines comme The New Yorker, Vanity Fair et Glamour ; groupe qui lui-même appartient à Advanced Publications, une entreprise familiale, non pas une petite épicerie locale dans la bonne petite ville d’Y. mais bien un empire international de la communication créé par Samuel Irving Newhouse Sr. Pour faire vite, le groupe ne s’inquiète pas tant de diffuser le savoir et une information juste plutôt que de rentabiliser un système économique juteux : rachat, fusion etc.
Le tout premier Vogue naît aux États-Unis en 1892, c’est une petite revue mondaine ; rachetée en 1909 par Condé Nast, on part sur le luxe et la mode. Depuis 1988, la version US est dirigée par la légendaire Anna Wintour. On considère qu’il s’agit encore, malgré une baisse des ventes de magazines papier, du journal de mode le plus influent et le plus puissant. La démonstration d’Anna Wintour pour le Vogue World sur la place Vendôme privatisée en juin dernier, une sorte d’énorme Emily in Paris de la vraie vie, clichés compris, rappelle combien la marque Vogue peut s’appuyer sur des sponsors, des stars internationales et sa renommée pour faire des coups d’éclats. Et je ne vous parle même pas du Met Gala.
Le premier Vogue français date du 15 juin 1920, il est consultable sur le site de numérisation de la Bibliothèque nationale de France, notre bible à nous les chercheureuses, que s’appelorio Gallica.
La directrice de contenu éditorial s’appelle Eugénie Trochu. C’est une vogue-made-woman, elle y a commencé en tant que stagiaire, a grimpé les échelons à force d’un travail acharné, repérée par Anna Wintour herself, elle est promue en 2021. Notons qu’elle n’est pas rédactrice en chef, cette fonction étant assurée par une seule personne en Europe depuis un plan social : Edward Enninful du Vogue anglais. D’aucuns diraient que la promotion interne à un poste réduit d’Eugénie Trochu aurait permis une économie monétaire substantielle… Les articles2 qui décrivent son arrivée au poste de directrice de contenu éditorial ne sont rien moins que des storytelling à la Le diable s’habille en Prada : sans réseau, sans diplôme mais corvéable et travaillant sans relâche, la girl boss ne doit sa réussite qu’au mérite (alors les fénéant·es là, au boulot un peu, le sommeil c’est surfait ok).
The september issue français : on part sur une déclinaison d’Emmanuelle, le film érotique, si si, je vous jure
Une relecture du film du dimanche soir d’M6, par Audrey Diwan sortira le 25 septembre, dans une version annoncée post-#metoo/female gaze. Deux articles y sont consacrés dans le numéro et le parti esthétique des photos s’en inspire : transparence vestimentaire laissant apercevoir la lingerie, siège en osier, lèvres du modèle (Vivienne Roher) entrouvertes.
L’éditorial, qui ouvre le magazine à la page 50 (parce qu’avant il y 3 pages de sommaire et 46 de publicités, j’ai compté) explique :
Imaginé non pas comme une “bible de diktats” mais comme décapsuleur d’envies, septembre a soif de transparence, de fluidité, de teintes pastel et de voluptueuses audaces […] Vogue plaide pour une féminité incarnée et la séduction retrouvée.
Donc le mois de septembre est un décapsuleur d’envies, qui a soif. Je ne voudrais pas être pénible avec la syntaxe mais je ne suis pas sûre de comprendre. Ça m’intéresserait bien de savoir aussi ce qu’est une “féminité incarnée”, j’imagine que c’est celle qui est représentée dans les pages ? Donc cis, blanche, maigre et jeune ? Malgré les intentions louables annoncées dans le paragraphe “Diversité, équité et inclusion” de la partie Éthique de la présentation de la ligne éditoriale3, je constate, en comptant, que les corps représentés dans ces pages ne sont pas ceux que je vois à la plage, dans le bus, dans la vie. La seule représentation dans laquelle je trouve de la joie et de la facétie est la série de photos de Devyn Garcia.
Dans le sommaire, ça vend du rêve et puis ça fait pshhit
Dans le sommaire, plusieurs articles m’ont attirée l’œil par leurs titres séduisants : “Monde à satiété”, “Unir ses forces”, “Voyage en solitaire”…
Le premier évoque le fait de baisser les protéines animales au profit de protéines végétales pour vivre plus longtemps et sur une planète vivable. What a scoop ! Pas de questionnement sur les conditions de productions de ces protéines végétales, pas de recettes, pas de prix, bref de la surface. Le second est en fait l’annonce d’une collaboration entre Jony Ive et Moncler pour une collection de vêtements d’extérieur, c’est la force du business quoi. Le dernier nous propose de partir seule en retraite au Sha Wellness Mexico à Cancùn ou dans une surfhouse à Tukasa au Nicaragua.
Je ne voulais pas tomber dans la caricature, je vous jure que j’essaye depuis le début de ce billet mais allez voir la présentation du Sha Mexico ici : c’est un délire, une semaine à 5000 dollars pour perdre du poids et faire de la détox dans un complexe club med de riches avec sciences incluses. Dans quel monde vivent ces gens ? On n’a quand même pas le cul sorti des ronces.
Je reprends mon souffle. Sur le voyage en solitaire, je vous suggère plutôt : l’essai de Lucie Azema, Les femmes aussi sont du voyage et les mémoires de l’incroyable Ella Maillart notamment dans la collection Petite biblio Payot Voyageurs.
Je comptais, pour finir, évoquer les articles en forme de guides d’achat qui s’ajoutent aux très nombreux encarts publicitaires mais je crois qu’on a toustes bien saisi combien la qualité d’information délivrée ici s’attachait au fantasme capitaliste et patriarcal d’une “féminité incarnée”. Les titres accrocheurs et les plumes reconnues comme féministes (Lauren Bastide y écrit régulièrement), les volontés des stagiaires et autres rédacteurices précaires ne suffisent pas à nourrir une stratégie d’entrisme, d’évolution de l’intérieur. J’ai bien peur que le Vogue ne nous veuille toujours pas du bien.
Notes positives de fin
Il y a d’autres journaux qui sont vraiment super, d’autres initiatives extra, qui tentent de repenser le média papier et l’information :
les fanzines des collectifs féministes
les travaux de recherche des jeunes étudiantes qui bossent sur la presse féminine et féministe
les merveilles Censored et La Déferlante dont le dernier numéro est vraiment précieux (l’article qui se demande comment résister à l’extrême-droitisation des médias notamment est pépite ; et puis cette couv de Clémence Gouy )
Et le sondage comme promis :
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Ça encourage et rémunère mon travail, merci à celleux qui peuvent se l’accorder, coeur sur les autres aussi.
Les chiffres ici : https://www.acpm.fr/Classement-personnalise/page/presse?section=&family=&thematic=14&sous-thematic=&periode=2023
Par exemple ici : https://start.lesechos.fr/travailler-mieux/metiers-reconversion/eugenie-trochu-de-stagiaire-acharnee-a-la-numero-une-de-vogue-france-1360415
là : https://www.vogue.fr/info/a-propos-de-vogue-france
La question que je me pose (je ne connais que peu cette presse et côté presse engagée suis abonnée à la déferlante), comment les magazines pourraient nous faire rêver sans être dans de la pure consommation ? Je pense que la presse engagée doit trouver cette « incarnation » du rêve, des espaces pour l’imagination, pour des imaginaires non capitalistes, au-delà de leur vocation d’information. Peut-être que ça existe, je ne sais pas 😅.
Passionnant ! Le storytelling sur Eugenie Trochu est vraiment significatif de cette presse de mode qui ne se rend pas compte qu’elle se parodie… ça m’intéresserait d’avoir ton point de vue sur Vogue US et l’indéboulonnable Anna Wintour.