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Je profite de l’accalmie de deux casquettes professionnelles (prof et autrice) pour me consacrer à la recherche. Je travaille sur un article universitaire analysant la représentation de la littérature étrangère dans le Journal des femmes pour un ouvrage collectif.
Cet hebdomadaire des années 1830 est une de mes sources principales en presse féminine historique, d’autant qu’il est désormais quasiment intégralement numérisé et consultable en ligne. Il est typique de la première presse féminine : il construit les codes du genre autant qu’il les critique. On y trouve des articles palliant l’absence d’instruction (des leçons de chimie ou d’astronomie) autant que des fictions moralisantes qui font tellement lever les yeux au ciel qu’on en tomberait à la renverse. La directrice prône le droit au divorce en même temps qu’elle estime que la maternité est le seul destin qui vaille pour les femmes. Les chroniqueuses évoquent les difficultés rencontrées en tant qu’autrices à cause de la critique ad feminam1 mais blâment celles qui font le choix de leur carrière littéraire plutôt que le dévouement à leur mari.
Vous l’avez compris, c’est ma mine d’or lorsque je cherche tout autant à comprendre l’ancrage des injonctions paradoxales dans les magazines féminins que l’espace d’émancipation qu’il constitue.
Quand je commence à fatiguer, mon analyse devient plus une flânerie. Pour dire vrai, je scroll. Et en passant, je m’arrête çà et là sur des iconographies ou des articles.
Cette fois, ma flânerie m’a portée vers un article d’Élisa Souty. J’avais déjà étudié une fiction de cette chroniqueuse qui évoquait la manière dont une femme devait choisir entre son couple et l’écriture dès lors que celle-ci devenait publique2. Élisa Souty écrit ce qu’on appelle des fictions édifiantes, c’est-à-dire des fictions qui intègrent une leçon morale mais qui ne déploient pas l’univers du conte ou de la fable.
Elle écrit “Le premier cheveu blanc” pour le numéro du 30 mars 1833.
La valorisation sociale de la jeunesse, pour les femmes, est au moins aussi ancienne que les médias qui leur sont dédiés. On trouve des publicités qui garantissent d’effacer les rides et de couvrir les cheveux blancs dès le milieu du XIXe siècle. Ça fait donc minimum 200 ans qu’on nous rabat les oreilles avec cette idée que passée l’adolescence, on sort du marché de l’amour et de la vie sociale. C’est dire le nombre de contre-récits qu’il nous faut pour rééquilibrer notre vision ; c’est dire combien la fréquence de ce modèle morbide peut avoir ancrer cette idée de nous-même dans nos valeurs.
Dans “Le premier cheveu blanc”, une jeune mère, Marie (qui doit être si jeune qu’elle est plusieurs fois qualifiée d’enfant) se prépare pour son premier bal après la naissance de sa fille, Blanche. Paul, son mari, lui fait des cadeaux mais ne la regarde plus avec passion ce qui la fait douter d’elle et de sa beauté. L’instance narrative déclare pourtant qu’une femme n’est vraiment belle que lorsqu’elle a découvert les “joies” de la maternité (drôle : les premiers jours/mois sont dits “doux”, le mensonge) : “pour compléter la beauté d’une femme, il faut qu’elle ait été animée par toutes les tendresses”, ben voyons. Notons que ce n’est pas plus réac qu’ailleurs, c’est vraiment LE récit qui est dressé sur les femmes partout, tout le temps ; même chez les féministes badass de la fin du siècle, le célibat et le non-enfantement, c’est pas gagné, je ne parle même pas de la sortie de l’hétéro-normativité.
Et là, le drame, Marie, posant une tiare sur ses beaux cheveux noirs, découvre un cheveu blanc :
“[…] elle poussa un petit cri et retira vivement sa main comme si elle fût piquée […] le temps ne l’avait pas vermoulu jour à jour ; non, il lui était renversée au faîte de la puissance. C’était l’éclipse au plus beau du jour, une pensée de mort au milieu d’une fête, et, dans ce moment, la mort même eût semblé presque douce à Marie, car Paul la verrait déchue, flétrie, elle survivrait à son amour”
Un des recours stylistiques fréquents dans les fictions édifiantes est l’antithèse, une manière d’opposer des valeurs. Ici, Élisa Souty va systématiquement renvoyer la jeunesse à la lumière, la chaleur, la vie et la vieillesse au terne, au froid et à la mort (rien que ça). Et ce choix sémantique : “vermoulu” qui inspire le dégoût non, même sa prononciation fait un peu dégueu de moisi (sauf pour les personnes que le moisi fascine <3). Et le plus tragique serait donc le regard du mari. C’est fou ces moyens fictionnels mis au service de l’objectification des femmes, même lorsque ce sont elles qui écrivent. Je le comprends, ça s’explique, mais ça m’irrite quand même à chaque fois.
Ce premier cheveu blanc, posé sur la tête d’une très jeune femme, la fait se ranger, de manière performative dans une nouvelle catégorie : “elle si vit toute semblable à sa grand-mère dont le portrait était placé vis-à-vis d’elle, il lui sembla sentir sa taille légère se voûter, la chaleur de son sang s’éteindre et sa jeunesse s’effeuiller comme la blanche marguerite entre les doigts de la jeune fille qui l’interroge”
Une poussée dentaire la ramène à son bébé, sa contemplation sous forme de prolepse lui fait voir son bébé en future jeune femme et lui fait alors revivre sa joliesse et sa jeunesse par procuration : “reine par la grâce de sa fille” qu’elle rend charmante pour un bal ; “elle rougit de sa rougeur ; elle palpita de son trouble”.
Vous sentez bien tout le paradoxe : séduis un mari, fais un enfant, tu seras une femme mais être une femme ce n’est déjà n’en être plus une mais une presque morte qui ne vit de l’intensité que par ta fille. Trop la joie.
C’est pas mon premier cheveu blanc
J’ai déjà écrit sur mes lectures sur l’âge qui avance gentiment : Vieille fille, une proposition de Marie Cock et Vieille peau, les femmes, leurs corps, leur âge de Fiona Schmidt m’avaient beaucoup nourrie.
Je vois qu’Alexia Soyeux sortira en mai Passer l’âge - La crise de la quarantaine entre mythes et réalités chez Hors d’atteinte en mai, j’ai bien envie de le lire.
Je vais avoir 41 ans ce mois-ci. Ça ne me pose pas tant de questions. Je n’ai pas du tout l’impression de faire de bilan ni de révolution (j’avais fait ça aux 30, à fond, vive les slips et la téquila).
En revanche, c’est plutôt sur le corps et son apparence que ça vient gratouiller : il est trop tard pour commencer le rugby parce que mes articulations sont plus sensibles, les nuits de fêtes me coûtent une semaine de foie et de fatigue ; mon corps s’épaissit, les normes des tailles de vêtements me renvoient vers les extra et non plus vers la moyenne, les algorithmes des réseaux me suggèrent en permanence des vidéos de perte de gras du ventre, des remèdes miracles au petit bidou. Mes cheveux blancs sont recouverts de henné, est-ce que c’est pour les cacher ou parce que j’ai cette couleur cuivrée depuis plus de 10 ans… ? Les deux, fort probablement. Les gens qui ne me connaissent pas et qui me connaissent très bien me disent souvent que “je ne fais pas mon âge”. Et je ne suis pas certaine d’être d’accord avec ce que ça veut dire. Ce serait si grave de faire mes 40 ans ?
Et je sais, je veux dire, je suis outillée intellectuellement et culturellement et économiquement pour snober ces suggestions. Oui, et raisonnablement, je le fais. Mais dans mon petit coeur de femme aux tendances insécure et drama… c’est souvent beaucoup plus nuancé. Et n’en déplaise à Marie et à Nancy Houston, un regard tendre d’homme posé sur mon “cutata” (comme dit l’ado de la maison) n’y change rien. Ce seront seuls mes yeux, familiarisés avec des représentations joyeuses de corps divers, de toutes les formes et de toutes les tailles et de toutes les couleurs, qui pourront me faire passer des seuils, des étapes, avec plus de tranquillité et d’alignement.
En définitive, dès que je prends un peu de recul sur ces modèles, je suis très heureuse de ma vie, de comment je l’investis, de comment j’y ancre mes valeurs. Et je ne suis jamais sentie en aussi bonne forme avec mon petit gras XL : je défonce le sac au cardioboxe et je m’ébroue dans la mer comme un baleineau bienheureux.
Vivent nos récits aux cheveux blancs, aux bidous ronds et aux hanches épaisses.
Auto-promo :
Je viendrai présenter Marguerite Durand - Lutter par la presse :
le 19 avril à 18h au Garage Hermétique à Luc sur mer
le 14 mai, à 19h, aux Bienaimé·es à Nantes
les 24 et 25 mai, sur le stand de la Librairie Guillaume, au salon du livre Époque à Caen
Si vous avez envie que je passe dans votre librairie indépendante préférée, parlons-en !
Ça veut dire qu’on critique le genre des autrices plutôt que la qualité de leur production, une manière efficace de rejeter la pratique littéraire des femmes.
Dans ma thèse : https://theses.fr/2018NORMC030 , p. 398
Merci pour cet extrait édifiant !